Publié le 15 avril 2019 à 13h01 – Mis à jour le 15 avril 2019 à 16h05 Par Allan Kaval.
« Le Monde » a pu suivre la députée verte néerlandaise, célèbre pour sa défense de l’Etat de droit, qui termine son mandat entre frénésie des dernières semaines parlementaires et inquiétudes sur le devenir de l’Union.
Les semaines bruxelloises de l’eurodéputée écologiste néerlandaise Judith Sargentini commencent toujours à grande vitesse, dans un Thalys lancé depuis Amsterdam à travers les étendues sans frontière de la plaine de Flandre. « J’y lis le journal, je regarde par la fenêtre… C’est un peu mon seul moment de répit avant la tempête », confie-t-elle. Car dès qu’elle pose le pied sur le quai de la gare de Bruxelles-Midi, comme en ce lundi 1er avril en fin de matinée, Mme Sargentini débute un marathon qui durera jusqu’au jeudi soir suivant. Un quotidien fait de luttes d’influences entre institutions européennes, de rapports de force et de négociations serrées en commission, rythmé par des marches rapides à travers le labyrinthe de moquettes bleues, tirant sur le gris, du Parlement.
En signant en 2018 un rapport accablant sur les violations de l’Etat de droit dans la Hongrie de Viktor Orban, Judith Sargentini, alors peu connue dans son pays d’origine, a acquis une notoriété qui s’étend désormais au-delà des façades vitrées du quartier européen de Bruxelles. Le premier ministre populiste et autoritaire au pouvoir à Budapest a fait de l’eurodéputée de 45 ans l’une de ses bêtes noires. Mais après dix années au Parlement, consacrées pour l’essentiel à la défense de l’Etat de droit et aux questions migratoires, cette figure des Verts européens, qui laisse à ses collègues les questions environnementales, ne briguera pas de nouveau mandat. « Je n’aurais aucun problème à me faire réélire, ma lutte contre Orban m’a fait connaître, estime-t-elle. Mais j’ai envie de passer à autre chose, il faut laisser la place à des esprits frais, à des regards nouveaux ! »
La députée européenne Judith Sargentini dans le métro sur son chemin pour le Parlement Européen, le 1er avril. LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE »
Rapports de force entre Etats-membres et Parlement
Pas question toutefois pour Mme Sargentini de ralentir le rythme à l’approche de la fin de son mandat, et à quelques semaines des élections européennes. Après une courte traversée de Bruxelles en métro – « pour éviter les bouchons et parce que c’est quand même plus écologique que les voitures de fonction ! » – et un bref repas avec ses collaborateurs à la cantine du Parlement, l’eurodéputée, toujours habillée de vert dans l’exercice de ses fonctions, élabore avec assistantes et conseillères le plan de bataille des jours à venir. Au mur de son bureau, la « une » encadrée du quotidien social-démocrate néerlandais De Volkskrant du 12 septembre 2018, souvenir d’une victoire qui commence tout juste à jaunir. Elle y apparaît en photo dans l’hémicycle, émue au milieu de ses collègues. Son rapport sur la Hongrie, ouvrant la voie à des sanctions, vient alors d’être voté.
Autour de la table, les rapports de force entre les Etats-membres, dont le Conseil européen défend les intérêts, et le Parlement, censé représenter tous les citoyens de l’Union, occupent une bonne part de la conversation. Mme Sargentini est négociatrice en chef d’un dossier sensible, pour lequel le Parlement et le Conseil campent sur des positions diamétralement opposées : la nomination, éminemment politique, d’un futur procureur européen, qui sera chargé des enquêtes pour fraudes aux fonds de l’Union dans vingt-deux pays membres de l’UE, adhérents à cette nouvelle instance.
La députée européenne Judith Sargentini discute avec ses conseillers dans son bureau du Parlement Européen, le 1er avril. LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE »
Nomination très politique à la tête du futur parquet européen
« La candidate que je défends, Laura Codruta Kövesi, procureure générale de Roumanie, est une figure de la lutte anticorruption dans son pays. Elle est la candidate du Parlement européen : non seulement elle est compétente, mais sa nomination serait un symbole fort face aux gouvernements qui, à l’est de l’Europe, sont tentés de transiger avec l’Etat de droit », explique Mme Sargentini. Le Conseil défend lui la candidature d’un Français, Jean-François Bohnert, procureur général de Reims.
Lire l’analyse :L’UE incapable de s’entendre sur le nom de son futur procureur européen
« Elle a envoyé derrière les barreaux des gens qui avaient eux-mêmes détourné des fonds européens »
Début avril, Mme Kövesi a été placée quelques jours sous contrôle judiciaire dans son pays, et interdite de quitter le territoire de la Roumanie. « Nous y voyons la volonté de membres corrompus du gouvernement roumain d’empêcher sa nomination car elle a envoyé derrière les barreaux des gens qui avaient eux-mêmes détourné des fonds européens », poursuit l’eurodéputée :
« Nous allons continuer à soutenir Laura Codruta Kövesi, sinon ce serait se soumettre au chantage de la Roumanie. Paradoxalement, nous la défendons contre son propre gouvernement. »
Bucarest détient la présidence tournante du Conseil jusqu’à la mi-2019. Pour tenter d’effriter la cohésion des Etats membres sur ce dossier, l’eurodéputée écologiste détaille sa stratégie à son équipe :
« D’abord, il faut parler avec notre représentation néerlandaise à Bruxelles, car je comprends que le gouvernement des Pays-Bas pourrait en définitive soutenir Kövesi. Il faut prendre langue avec les Finnois, car ils mènent les négociations et sont plutôt bien disposés. Enfin, il faut faire signe à nos collègues verts luxembourgeois dans la maison : les Verts ont des ministres au Luxembourg, ils peuvent peser sur la position de leur gouvernement. »
Dans le bureau de Mme Sargentini, la politique européenne s’apparente à un jeu d’échecs en trois dimensions, où entrent en ligne de compte les intérêts, tantôt convergents, tantôt opposés, des Etats-membres des différentes institutions de Bruxelles et des partis politiques représentés au Parlement au sein de groupes paneuropéens.
Directive « retour »
Une fois le dossier du parquet européen traité, la partie se poursuit. Sur un nouveau plateau. Pour sa deuxième réunion de la journée, l’eurodéputée reçoit l’Italienne Maria Giovanna Manieri, la conseillère du groupe des Verts européens sur les questions de libertés publiques. C’est l’autre sujet d’expertise de Mme Sargentini. Vice-présidente de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, plus connue sous le sigle LIBE, elle y a obtenu d’être rapporteuse pour la refonte d’une directive baptisée « retour », censée encadrer le renvoi dans leur pays d’origine de personnes déboutées du droit d’asile en territoire européen.
La députée européenne Judith Sargentini discute avec une de ses conseillère lors d’une séance à la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) au Parlement Européen à Bruxelles, le 2 avril. LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE »
Son but, en tant qu’eurodéputée des Verts partisane d’une politique migratoire« responsable mais conforme aux valeurs fondatrices de l’Union », est d’en modifier certaines dispositions. Et pour cela, en tant que rapporteuse, elle a besoin de construire, article par article, alinéa par alinéa, une majorité avec les autres groupes politiques représentés au sein de la commission LIBE. Chacun dispose d’un « rapporteur fictif », avec qui elle peut négocier.
Lire :L’immigration, un sujet d’inquiétude parmi d’autres pour les Européens
« Il faut comprendre les intérêts de chaque parlementaire »
Avec Mme Manieri et sa propre conseillère politique, Nusrut Nisa Bahadur, l’eurodéputée passe en revue le texte et identifie les compromis qui peuvent être trouvés. « Il faut comprendre les intérêts de chaque parlementaire, en fonction de son groupe et de sa nationalité. Pour cela, il faut comprendre quelles sont les lignes rouges des uns et des autres. Ils ne les dévoilent pas eux-mêmes, c’est à nous de les trouver », résume Mme Sargentini.
Judith Sargentini discute dans l’ascenseur dans les locaux du Parlement Européen à Bruxelles. LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE »
Entre relations personnelles tissées dans les murs du Parlement, échanges de tuyaux dans la « bulle » bruxelloise, qui s’étend au-delà des bâtiments officiels pour se prolonger en marge des divers événements vespéraux organisés dans les représentations diplomatiques, conversations furtives entre deux réunions et discussions techniques par messages WhatsApp, Mme Bahadur, notamment, s’efforce de dresser une cartographie complexe du champ de bataille législatif. Un travail qui est à la base de toute négociation et peut donner lieu, ponctuellement, à des convergences inattendues, y compris avec des partis d’extrême droite, comme sur la directive « retour ».
« Une des dispositions pourrait obliger des pays qui se trouvent sur les routes de migrations, comme l’Italie, à financer des détentions de migrants, tandis qu’une autre directive proposée par la Commission prévoit qu’un demandeur d’asile soit détenu le temps de sa demande, explique Mme Sargentini. Cela conduirait à la détention de très nombreuses personnes – et cela coûterait très cher aux pays du sud de l’Europe. Sur ce cas précis, on peut se mettre d’accord avec des partis comme la Ligue (extrême droite italienne) pour amender une telle disposition, même si nos visions globales du dossier sont antagonistes. »
Un travail de fourmi
Entre deux réunions, Judith Sargentini a encore discuté de la directive « retour » lors d’un déjeuner avec une délégation parlementaire de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), mardi midi. C’était dans une salle à manger obscure, sous les combles du Parlement fédéral belge.
« Cela aura au moins été l’occasion de dire un mot à un parlementaire chypriote sur la situation d’un réfugié syrien détenu injustement par la justice hongroise alors qu’il est résident légal sur l’île. Un devoir moral. »
La ruche du Parlement et les manœuvres permanentes qui s’y trament vont lui manquer
Elle revient à pied de son déjeuner à travers le grand parc de Bruxelles. Après la fin de son mandat, la quadragénaire en convient : la ruche du Parlement et les manœuvres permanentes qui s’y trament vont lui manquer, tout comme l’influence attachée à sa fonction, qu’elle considère comme bien plus grande que celle d’un parlementaire national. Mais le constat qu’elle dresse du fonctionnement des institutions européennes est sombre. « Les Etats-membres manquent d’une vision vraiment européenne, et le travail du Parlement risque d’être compromis par l’interférence des intérêts nationaux, qui ne sont pas forcément les intérêts des citoyens européens », juge-t-elle.
Judith Sargentini traverse le parc de Bruxelles sur son chemin pour le Parlement européen. LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE »
Six mois après avoir été voté, son rapport sur la Hongrie n’a rien donné de concret. Aucune sanction n’a été prise contre Budapest. « Cela peut être décourageant. Les capacités de l’Union à défendre les droits des citoyens dépendent toujours du bon vouloir des Etats, qui ne montrent pas la même unité quand ils négocient le Brexit que lorsqu’il s’agit de mettre des limites à M. Orban », regrette-t-elle :
« Malgré tout, nous avons réussi à montrer que le Parlement avait fait sa part. J’ai toujours pensé qu’au bout de tout ce travail de fourmi, il y avait de vrais changements qui pouvaient se faire sentir dans la vie des gens. »
Dans les méandres feutrés du Parlement, sous ses verrières ou dans le souffle sec de sa climatisation, Judith Sargentini continuera de voir s’y jouer, derrière les échafaudages complexes des réunions techniques et des conciliabules législatifs, l’histoire en marche du continent. Avant de reprendre le Thalys, direction Amsterdam.